
Menaces du général américain Michael Langley contre Ibrahim Traoré
Selon le général américain Michael Langley, « Ibrahim Traore est une ...
© Le président Donald Trump présente un graphique avec des tarifs douaniers réciproques lors d'un événement du « Jour de la Libération » dans la roseraie de la Maison Blanche, le 2 avril 2025 à Washington, D.C. (Photo de Samuel Corum/Sipa)
Les tarifs douaniers d'aujourd'hui ne sont que les dernières mesures prises par le président Trump dans cette nouvelle guerre commerciale depuis son retour à la Maison Blanche il y a moins de trois mois.
Les États-Unis sont confrontés à une déchirure identitaire qui a des répercussions sur l’Europe. Le revirement diplomatique de Washington, qui s’est rapproché de Moscou et qui discute avec la Russie, laisse sans voix les Européens qui ne savent plus quelle direction adopter.
L’état de santé de l’empereur a un impact direct, quoique différé, sur les provinces de l’empire.
Article paru dans le N57 de Conflits. Ukraine. Le monde d’après.
Un axiome de grammaire géopolitique pourtant peu connu, non seulement dans le débat public mais souvent aussi dans les analyses des experts. Un exemple en est l’impréparation totale et donc la réaction abasourdie du circuit politico-médiatique européen face à la nouvelle posture américaine inaugurée sous l’administration Trump. Prenons du recul.
Au cours des trois dernières décennies, la fin de la guerre froide a engendré un rapprochement physiologique entre l’Europe occidentale et la Russie puisque ses trois plus grands pays, la France, l’Allemagne et l’Italie, ont repris le fil de la convergence géopolitique historique avec Moscou. Paris parce qu’il y trouve traditionnellement un rivage important pour contenir l’Allemagne et s’émanciper de Washington ; Berlin parce qu’il suit une parfaite complémentarité stratégique presque par inertie ; Rome parce que, depuis la réunification nationale, elle compte en son sein une influente composante russophile.
Une trajectoire que l’Amérique ne peut absolument pas tolérer, car elle est en conflit avec sa première priorité géopolitique : éviter l’émergence sur le continent eurasien d’une puissance capable d’avoir l’hégémonie. La guerre en Ukraine est donc intervenue comme une aubaine pour Washington afin de générer la rupture structurelle nécessaire à la désarticulation de la convergence.
Déjà, depuis l’occupation de la Crimée en 2014, mais surtout depuis l’invasion de février 2022, contraintes de suivre les directives de la superpuissance hégémonique, la France, l’Allemagne et l’Italie ont dû assumer, malgré elles, une posture et un récit fortement russophobes.
Le paradoxe de l’Europe occidentale vis-à-vis de la Russie
Or, le virage à 180 degrés de Washington vers Moscou, totalement inattendu de ce côté-ci de l’Atlantique, bien qu’allant dans le sens des intérêts stratégiques de l’Europe occidentale, la met dans une situation paradoxale de grande difficulté géopolitique. D’abord parce qu’elle ne peut pas justifier une rotation pareille avec le changement de couleur politique de l’exécutif comme l’ont fait les Américains. Surtout, après une décennie d’éloignement forcé, elle se retrouve d’une part soudain écrasée contre Moscou par la torsion de Washington, et de l’autre rejetée avec mépris par la Russie, offensée et furieuse par sa dure hostilité lors du conflit ukrainien. De plus, dépassée par la précédente propagande anti-russe des Américains, elle donne l’impression d’une méconnaissance de ses véritables intérêts stratégiques. Pour aggraver le tableau, la nouvelle narration de Washington a pris des tons d’une violence sans précédent justement envers elle, accusée, comble des combles, d’avoir une posture belliciste et inutilement russophobe.
Pourquoi l’Europe occidentale se retrouve-t-elle à vivre le cauchemar d’un tel paradoxe, dont il ne sera pas facile de sortir ? La genèse se trouve dans le très mauvais état de santé de la superpuissance hégémonique.
L’empire va mal : Le rêve américain post-historique et le réveil brutal de l’histoire
Les États-Unis connaissent un grand malaise, généré par une crise identitaire déchirante. Le conflit sur ce que signifie être américain et sur ce que devrait être sa mission dans le monde est présent au sein de la société étasunienne depuis au moins vingt ans mais s’est considérablement approfondi au cours de la dernière décennie. Au point d’éclipser, voire de réconcilier, l’opposition traditionnelle originaire du xixe siècle entre les nordistes yankees et les sudistes du Dixieland.
Avec l’implosion de l’Union soviétique, la mission impériale de la City upon a hill ne pouvait s’étendre qu’à la planète entière. Ayant échoué l’aspiration à un paradis communiste propagée par les Russes, le puissant soft power du rêve américain visait à investir le deuxième et le tiers monde, l’ex-bloc communiste et les pays non alignés pour assimiler l’ensemble de la population de la planète au modèle culturel unique de l’American way of life. Pour la première fois dans l’histoire, une pax impériale aurait incorporé l’humanité entière, dissolvant les conflits traditionnels entre collectivités dans un doux souffle œcuménique. Pour toujours. Fin de l’histoire.
Vaste programme, peut-être un peu trop. Le 11 septembre 2001 et les guerres insensées et défaillantes qui ont suivi en Afghanistan et en Irak ont sonné un réveil brutal. Il est alors devenu clair que le monde ne voulait pas du tout devenir américain. Le grand risque d’un soft power extrêmement raffiné est que même ses propres créateurs finissent par y croire. Exporter la démocratie libérale et les droits de l’homme « universels » sur des missiles et les implanter avec des bombes dans des territoires qui leur sont étrangers en raison de traditions et de cultures millénaires peut être un récit miraculeusement crédible pour les gens qui ont vécu chez eux les immenses tragédies du xxe siècle : les Européens. Logiquement, il n’a pas pris racine ailleurs et n’aurait pas dû être introjeté par ceux qui l’ont créé comme base idéologique exclusive de leur mission impériale. Telles sont les limites d’une collectivité très jeune au niveau hégémonique, adolescente dans sa naïveté : celle étasunienne.
L’empire va mal : deux Amériques opposées qui se détestent…
Quelle a été la réaction des Américains face à ce réveil brutal ? Ici naît la déchirure identitaire entre ceux qui supportent le fardeau impérial sans en bénéficier réellement et ceux qui, au contraire, en sont les principaux bénéficiaires sans en endurer les immenses sacrifices. Avec une nécessaire approximation, les premiers sont les conservateurs et traditionalistes du continent, les seconds, les liberal des côtes.
La projection impériale et le statut hégémonique d’une collectivité nécessitent trois facteurs structurels : la condition de guerre perpétuelle, le gigantesque déficit commercial, l’assimilation de flux d’immigration massifs. Ce sont les trois grands fardeaux que porte l’Amérique intérieure, notamment le Midwest et le Dixieland. L’immigration jeune et pauvre est nécessaire au multiplicateur démographique et au maintien d’une société extrêmement dynamique et farouchement compétitive, donc suffisamment agressive et violente pour subjuguer et dominer les autres collectivités. L’obligation de rendre les provinces commercialement dépendantes du centre fait de l’empereur l’acheteur en dernier ressort de leurs marchandises, au prix élevé de la désindustrialisation manufacturière (The Rust Belt) et du gouffre conséquent dans la balance commerciale. Le sacrifice économique s’additionne à l’effort assimilateur de l’immigration et génère cette société violente, raciste, suprémaciste et militariste, essentielle pour supporter le poids de l’éternelle condition de guerre. C’est la description de l’Amérique du Midwest et du Dixieland, bien représentée par les films de Clint Eastwood, autrefois divisée par la guerre civile, aujourd’hui unie par l’endurance de la « fatigue impériale ». Sa perception des deux principaux rivaux pour la suprématie mondiale est aux antipodes : une profonde aversion pour les communistes chinois et une affinité mal dissimulée avec les Russes qui, une fois l’Union soviétique dissipée, sont revenus à ces valeurs conservatrices et traditionalistes partagées par le puritanisme millénariste du ventre du pays.
L’Amérique des côtes, au contraire, importe surtout une immigration qualifiée, qui n’est pas assimilée avec violence, mais doucement intégrée, élément caractéristique des sociétés multiculturelles. Une main-d’œuvre à valeur ajoutée qui nourrit les grandes multinationales d’un secteur tertiaire de pointe dans le monde. C’est l’Amérique liberal, fille des Lumières, sécularisée, riche et internationaliste, qui ne soutient pas l’effort de guerre de l’empire, vit presque en ignorant son existence, bien qu’elle soit la bénéficiaire maximale de la pax qu’il produit. Suspendue dans la bulle de la dimension post-historique, elle se désintéresse des immenses efforts du continent pour la maintenir en vie. Plutôt en phase avec le multiculturalisme anhistorique de l’Europe occidentale, qu’elle a elle-même alimenté depuis la fin de la guerre froide, elle nourrit une profonde aversion envers l’Amérique intérieure et la Russie, les deux régions non sécularisées et fermement inscrites dans la dimension historique.
En prenant conscience d’un monde qui ne veut pas s’assimiler à leur modèle culturel, les deux identités ont réagi de manière diamétralement opposée.
L’Amérique intérieure se sent trompée et trahie et est très en colère. Trompée par le soft power des côtes, auquel elle croyait sincèrement. Trahie par le monde qui ne veut pas d’elle, dont elle porte l’immense fardeau sur ses épaules. En colère contre ceux qui ne lui sont pas reconnaissants, mais surtout contre ceux qui, selon elle, bénéficient au maximum des fruits de son sacrifice sans y contribuer nullement : l’Amérique des côtes et l’Europe occidentale à elle assimilée. Elle n’est plus disposée à assumer seule le fardeau hégémonique, son cri de douleur révèle une introversion nationaliste, qui implique, bien qu’inconsciemment, une posture anti-impériale.
Donald Trump, un oligarque new-yorkais qui lui est totalement étranger, a néanmoins su parfaitement incarner sa colère et sa frustration. Les trois piliers du MAGA impactent justement les trois causes principales de son malaise, afin de l’atténuer : réindustrialiser l’économie, stopper l’immigration, mettre fin aux guerres et ramener les soldats au pays. Un programme totalement irréaliste, car il implique un retrait impossible de l’empire, que les appareils d’État fédéral ne peuvent pas réaliser. Cependant, ils le soutiennent dans la narration et le secondent partiellement pour donner libre cours à la colère qui monte des entrailles de la nation.
De l’autre côté de la faille identitaire, cependant, l’Amérique liberal et multiculturelle a réagi au refus du monde de s’américaniser, en produisant l’idéologie woke et en l’imposant surtout aux provinces similaires d’Europe occidentale. Probable phase terminale de la parabole des Lumières, cette néo-idéologie à vocation totalitaire est perçue par le ventre de la nation comme la dégénérescence induite par les passe-temps typiques d’une société ennuyée, hébétée et dévirilisée par une richesse effrontée et enivrante. La cancel culture qui en découle, comme une forme inconcevable et inadmissible de nihilisme aigu.
Une confrontation identitaire qui apparaît inconciliable même dans les deux perceptions opposées de la Russie et de l’Europe occidentale.
Les nouvelles nécessités stratégiques de Washington et l’impasse du Vieux Continent
Bien que les élections de 2016 aient déjà vu l’Amérique interne l’emporter – avec une petite marge – et que le nouveau président outsider le recherchait déjà, à l’époque, il n’y a pas eu de changement radical de posture à l’égard de la Russie. Les imposantes machines des appareils fédéraux qui administrent de facto l’empire depuis Washington l’ont empêché. Parce que d’une part, les temps géopolitiques n’étaient pas encore mûrs, et d’autre part, ils n’avaient pas encore pleinement notion du grand malaise qui montait dans le continent. Depuis, la prise de conscience a mûri et s’est achevée avec le grand choc de la tentative de coup d’État au Capitol Hill, véritable point de non-retour de la parabole impériale américaine.
La nouvelle victoire – cette fois triomphale – évoque symboliquement l’investiture des putschistes du 6 janvier 2021 à la Maison-Blanche, porteuse de la révolution dans la posture géopolitique. En réalité, nous sommes confrontés à un tournant dans la narration et ses tons puisque depuis déjà plusieurs mois, les appareils de l’État fédéral étaient parvenus à une convergence sur la nécessité de sauver la Russie de l’étreinte meurtrière de la Chine.
Poussée et forcée dans la bulle du multiculturalisme post-historique par des décennies de propagande liberal raffinée venue des côtes américaines, l’affirmation brute du ventre traditionaliste et suprémaciste de l’intérieur a plongé l’Europe occidentale dans l’emprise de la ligne de fracture identitaire américaine. La définition simultanée de la nouvelle nécessité stratégique de Washington de détacher Moscou de Pékin l’oblige à un retournement de situation rapide et violent, aussi difficile à réaliser que totalement inattendu. D’où les réactions irrationnelles et déplacées des chancelleries du Vieux Continent.
La manière et le moment où l’Europe occidentale sortira d’une telle impasse dépendront de sa capacité à prendre pleinement conscience de ses véritables intérêts stratégiques.
Africa24monde avec Conflits par Fabrizio Agnocchetti