Le monde est divisé en deux: d’un côté les Anglo-saxons et de l’autre les êtres humains !
Ainsi s’exprimait mon ami Adnan Azzam, écrivain syrien, à Damas ...
© Viviane Ondoua Biwole, Professeur permanent à l'Université de Yaoundé 2 à SOA. Professeur associée YALE University aux USA.
Comme beaucoup d’entre vous je commençais à piaffer d’impatience à l’attente prolongée du document de stratégie du Cameroun post 2020.
Nous avions raison, en effet, la période de validité du DSCE arrivait à échéance en 2109, c’est donc depuis janvier 2020 que la nouvelle stratégie devait être mise en œuvre. La nouvelle stratégie nationale de développement (2020-2030) est dévoilée ce jour au Hilton hôtel par le ministre en charge de l’économie sous l’autorité du Premier Ministre Chef du Gouvernement.
En attendant de le lire dans le détail, je dévoile ici mes premières analyses articulées autour de deux points. Le premier vise à rappeler, selon quelques critères, les atouts de la stratégie. Le second dévoile quelques points de vigilance qui méritent notre attention.
Le document est clair et précis pour les grandes lignes que j’ai pu parcourir. On constate que la stratégie s’inscrit dans la continuité de la précédente avec un accent particulier sur l’industrialisation comme principal pilier de la croissance du Cameroun. Il apparaît également que la stratégie a pris en compte les leçons du passé au regard des évènements inattendus de la décade 2009-2019.
Elle a inséré de nouvelles politiques notamment celle du bilinguisme, du multiculturalisme et la citoyenneté ; dans le domaine de la gouvernance économique et financière les préoccupations de la contribution de la diaspora au développement et l’apport de la diplomatie économique ont été adressées ; l’on observe également avec satisfaction la prise en compte de la rationalisation de la gestion des établissements et entreprises publics. La prévention et la gestion des crises s’ajoutent également comme pilier du renforcement de l’Etat de droit et sécurité des personnes et des biens.
On pourrait alors dire que la stratégie de la gouvernance et de la gestion stratégique de l’Etat a été densifiée et arrimée aux exigences nouvelles.
Ce constat positif se heurte malheureusement à une réalité irréfutable : le Cameroun figure parmi les pays les moins bien notés en matière de gouvernance (P.3, SND 2020-2030). D’où l’intérêt que je souhaite accorder à cet axe de la stratégie en termes de points de vigilance.
Quatre points de vigilance nous semblent nécessaires à partager avec vous. Il s’agit de la place des ressources humaines, la question des inégalités, la préoccupation de la configuration structurelle et de la question du temps dans la mise en place des instances institutionnelles ; et l’inquiétude quant au dispositif de suivi-évaluation.
La question des inégalités
Je crains que la présente stratégie n’ait pas suffisamment adressé la question des inégalités bien que le principe de développement équilibré et inclusif soit au cœur de la stratégie. L’évaluation du DSCE confirme que contrairement aux prévisions, les inégalités se sont davantage creusées, les pauvres devenant plus pauvres et se retrouvant dans les zones rurales. Les développements ici ont sans doute fait exprès de ne pas adresser clairement la question du genre et celle des femmes en particulier. Voyez-vous messieurs, l’on assiste dans nos dispositifs de gouvernance administrative et politique au phénomène d’exclusion difficile à expliquer au regard du discours régulièrement tenus.
Alors que le taux de scolarisation des femmes croit et que leurs présences en nombre important dans toutes les sphères de la société s’observe, leur représentativité aux sphères de décisions et aux postes politiques inquiètent plus d’un. Qu’il s’agisse des processus électifs ou nominatifs, les habitudes dans les quartiers généraux rament à contre-courant des grands principes déployés dans nos stratégies. Et pourtant il est prouvé que les inégalités de genre font perdre des points de croissance. Je me demande, si c’est vraiment la croissance qui est visée, pourquoi ne pas aller chercher dans ce vivier disponible ? Pourquoi ne pas en faire une politique publique claire avec des indicateurs objectifs ? Ce silence est inquiétant aussi bien pour la croissance que pour l’inclusion.
Configuration structurelle et le temps dans la mise en place des instances institutionnels
Il est admis que la structure suit la stratégie. Ce qui signifie qu’à chaque stratégie correspond une structure particulière. Dans notre cas, l’on observe une stabilité de la structure quelles que soient les stratégies retenues. Plus concrètement, il est difficile de croire que la mise en œuvre de la présente stratégie ne modifie pas la structure des ministères aussi bien au plan du nombre que de leur structuration interne. La présente stratégie semble se déployer à réalité constante. Il y a de fortes chances qu’il y ait des blocages structurels de fait. Comment imaginer que la décentralisation accélérée avec la mise en place des régions n’occasionne pas une reconfiguration structurelle?
Il convient de relever les préoccupations quant à la gestion du temps dans la mise en œuvre de la stratégie. Les outils institutionnels complémentaires seront disponibles quand ?
La stratégie prévoit des études « des études de faisabilité des plans, programmes, projets phares ainsi que les réformes pré-identifiées. Ces exercices exigeront des efforts de budgétisation conséquente au cours des trois premières années de mise en œuvre de la stratégie ». Nous serons rendus en 2023. Il restera 7 ans pour réaliser avec efficacité tous ces projets, ce qui demande de se pencher véritablement sur la gestion du temps et la mobilisation des RH capables de tenir ce pari.
Dispositif du suivi-évaluation
Une grosse préoccupation quant au dispositif de suivi-évaluation : il est prévu la création d’un Conseil National de Planification et d’Aménagement du Territoire sous la présidence du PM et qui regroupe l’ensemble du gouvernement, les membres du secteur privé et de la société civile.
La question des ressources humaines
Quid des ressources humaines qui doivent accompagner la stratégie?
L’hypothèse du modèle conceptuel retenu est que la croissance est assurée par l’observance d’une discipline budgétaire. Oui mais cette hypothèse est-elle suffisante ? Depuis 2003, nous avons des stratégies nationales (DSRP, DSCE et aujourd’hui SND), nous avons des stratégies sectorielles, des stratégies à périmètre ministérielle, le budget programme, qui planifie la production mais nous n’avons aucun document qui rend compte d’une réflexion d’une égale importance en ce qui concerne les ressources humaines. Quel sont les compétences qui accompagnent cette production ? Comment les mobiliser ? Bien plus sur 37 ministères avec portefeuille seuls 8 ont des directions de ressources humaines et 29 ont la fonction RH noyée dans les directions des affaires générales et côtoie les ressources financières et matérielles avec de la peine à exister stratégiquement.
De même sur environ 16 personnes qui portent la fonction dans un ministère à peine 2 ont un profil correspondant aux exigences de RH. Je m’abstiens bien sûr de parler de nomination pour ne pas me faire reprendre par le grand principe du pouvoir discrétionnaire. Il ne me souvient d’ailleurs pas que depuis 1960 on ait eu un recrutement spécial ou direct pour le métier des ressources humaines. Nous avons eu pour les infirmiers, les météorologues, les 25 000, les recrutements spéciaux dans les universités. La RH est à mon sens le parent pauvre de nos prospectives et le SND ne semble pas échapper à ce point de vigilance.
Pour conclure mon propos, la stratégie aussi belle qu’elle soit peut se heurter à ces éléments de vigilance dont l’importance sonne comme une évidence et une urgence.
Par Viviane Ondoua Biwole
Africa24monde avec Regard Sur l'Afrique